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Mouloud Feraoun

Jours de Kabylie

Les beaux jours

Tout le monde connait le voeu de Si-Mehemmed. Si-Mehemmed est un chacal. Un chacal Kabyle. Lorsqu'on lui a demandé ce qu'il pensait des saisons, il a été catégorique :

- L'hiver ? - Un jour puis un autre.
- L'été ? - Une année et une autre.
- Lekhrif ? - Un mois suit l'autre.

Disons tout de suite que lekhrif est la saison des figues et que de ce mot, lekhrif, nous avons tiré un verbe, le verbe se régaler. C'est compris ? Deux jours d'hiver, deux ans d'été et l'éternité pour lekhrif. Voilà le voeu de Si-Mehemmed. Le printemps, la verdure, le chant des oiseaux et le murmure des sources, le ciel bleu d'avril et la nature en fête, peu lui chaut tout cela. Si-Mehemmed n'est pas un rêveur mais un malin.

Journal 1955-1962

« N'ai-je pas écrit tout ceci au jour le jour, selon mon état d'âme, mon humeur, selon les circonstances, l'atmosphère créée par l'événement et le retentissement qu'il a pu avoir dans mon cœur ? Et pourquoi ai-je ainsi écrit au fur et à mesure si ce n'est pour témoigner, pour clamer à la face du monde la souffrance et le malheur qui ont rôdé autour de moi ? Certes, j'ai été bien maladroit, bien téméraire, le jour où j'ai décidé d'écrire, mais autour de moi, qui eût voulu le faire à ma place et aurais-je pu rester aveugle et sourd pour me taire et ne pas risquer d'étouffer à force de rentrer mon désespoir et ma colère ? Et maintenant que c'est fait, que tout est là, consigné, bon ou mauvais, vrai ou faux, juste ou injuste, maintenant que nous entrevoyons la fin du cauchemar, faudra-t-il garder tout ceci pour moi ?
Après ce qui s'est écrit sur la guerre d'Algérie, bon ou mauvais, vrai ou faux, juste ou injuste, il convient qu'à cela s'ajoute mon journal, comme une pièce supplémentaire à un dossier déjà si lourd.
Je sais combien il est difficile d'être juste, je sais que la grandeur d'âme consiste à accepter l'injustice pour éviter soi-même d'être injuste, je connais enfin les vertus héroïques du silence. Bonnes gens, j'aurais pu mourir depuis bientôt dix ans, dix fois j'ai pu détourner la menace, me mettre à l'abri pour continuer de regarder ceux qui meurent. Ceux qui ont souffert, ceux qui sont morts pourraient dire des choses et des choses. J'ai voulu timidement en dire un peu à leur place. Et ce que j'en dis, c'est de tout cœur, avec ce que je peux avoir de discernement et de conscience. »

Mouloud Feraoun


Feraoun : pourquoi ce gâchis ?

" L'incompréhension, le doute, le mensonge n'ont pas fini d'accumuler sur nous la ruine. Que faire, mon Dieu ? Est-ce que des hommes dignes de ce nom peuvent encore sauver notre pays ? " 12 mars 1956.

" Il arrivera un moment où l'armée et le maquis rivaliseront de brutalité et de cruauté les uns au nom d'une liberté difficile à conquérir, l'autre au nom d'un système périmé qu'elle s'acharne à défendre. Ceux qui font les fruits de ces colères implacables les subissent sans étonnement et sans panique, ayant enfin conscience de se trouver engagés dans un circuit infernal d'où toute tentative d'évasion est devenue une utopie. " Dans le maquis et dans les villes, on gâche les vies et on gaspille le sang des hommes […] Pourquoi ce gâchis et pourquoi les discours ? " 4 avril 1957.

Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962. Le Seuil, 1962

Mouloud Feraoun ou l’écriture de la colère

Nous sommes damnés pour la vie, et quand notre triste cohorte débarque au printemps dans le pays civilisé auquel elle va demander de l’argent, nous nous considérons comme des âmes en peine visitant le paradis des Elus. Les Elus nous reçoivent, mais nous n’en sommes pas : il est clair que nous ne pouvons être heureux parmi eux.»

(Les Chemins qui montent, 1957)

 
  © 2006   - Par TADJENANET au service de la culture Kabyle.